Article écrit par David Segalen, publié dans la revue “Actualité de la Scénographie“, éditions AS.
Musicien, performer des arts numériques, projecteur de sons, développeur de logiciels, inventeur de dispositifs interactifs, collaborateur artistique et technique dans les domaines de la musique contemporaine, du théâtre, de la danse, de l’opéra ou de la mode. Thierry Coduys est ou a été tout cela, au gré des rencontres et des hasards de son parcours professionnel très riche. S’il faut trouver un point commun à toutes ces expériences, un ensemble suffisamment vaste pour toutes les contenir, un seul s’impose : l’espace. Écrire l’espace pour libérer la créativité. Voilà l’obsession qui anime et guide cet insatiable défricheur de frontières, repousseur de limites, chercheur de l’impossible.
Un parcours d’autodidacte…
D’abord, la musique. La guitare classique dès cinq ans, instrument “barbare” de par son répertoire se souvient-il, et une formation au conservatoire jusqu’à l’adolescence. Puis un certain concert des Sex Pistols : c’est la claque ! Au placard la guitare classique.
De l’école il ne parle pas sauf qu’il la quitte à seize ans. On peut imaginer qu’il n’aimait pas colorier sans dépasser les contours, ni rester trop longtemps assis sur sa chaise.
Thierry passe un CAP de pâtissier, son seul diplôme à ce jour, puis enchaîne les petits boulots sans intérêt pour finir vendeur d’autoradios à la Fnac, “sans rien y connaître”. Mais sa curiosité attire l’attention d’un client pointilleux en la personne de Jean-Pierre Janiaud, ingénieur son du studio Gang à Paris où enregistrent les vedettes de la chanson française de l’époque : Michel Berger, France Gall ou bien Jean-Jacques Goldman. Thierry est enrôlé comme stagiaire et prend part quelques mois à la vie du studio sans comprendre grand chose aux enjeux techniques, faute de connaissances.
C’est pourtant le lieu d’un premier déclic quand un musicien américain de passage au studio, à l’aide d’un clavier et d’un ordinateur, enregistre une séquence musicale qu’il est capable de reproduire instantanément. Le Midi, les claviers, la magie des premiers séquenceurs : c’est un pont jeté entre sa formation musicale initiale et son intérêt naissant pour l’outil technique. Il y a sans doute quelque chose à creuser de ce côté-là.
Mais il lui faut acquérir les savoirs qui lui manquent. Lors d’un stage à l’ISTAR (Institut supérieur des techniques audiovisuelles et radiophoniques), il rencontre un professeur de SUPELEC qui le prend sous son aile et, six années durant de cours du soir, lui transmet le savoir théorique lui manquant pour voler de ses propres ailes.
… vers la musique savante
À cette époque, Thierry Coduys rencontre la compositrice Christine Groult qui l’accueille dans sa classe d’électroacoustique au Conservatoire de Pantin. C’est la découverte du monde de la musique contemporaine, les rencontres avec des compositeurs comme Marc Monnet et des ensembles musicaux. Il fait ses gammes d’assistant musical, fonction qu’il endosse naturellement puisqu’à la croisée de ses centres d’intérêts que sont la musique et les sons, la projection sonore et l’informatique musicale naissante.
De fil en aiguille, des ensembles de plus en plus prestigieux font appel à lui pour les concerts (L’Itinéraire, L’Ensemble Intercontemporain, …) et il fait la rencontre déterminante de Karlheinz Stockhausen dont il devient l’assistant.
Dans les années 90’, Thierry se retrouve missionné à l’Ircam et participe, aux côtés de Marie-Hélène Serra, au développement du programme SuperVP (Super Vocoder de Phase – AudioSculpt) et y côtoie Miller Puckette et David Zicarelli, les pères fondateurs des logiciels Pure Data et MAX. Il participe aux travaux de l’équipe de recherche sur l’informatique musicale “temps réel”, encore balbutiante.
C’est à ce moment que Luciano Berio l’appelle après avoir entendu un concert que Thierry avait mis en ondes au Studio 106 de la Maison de la Radio. Il quitte sa mission à l’Ircam et s’installe à Florence auprès du Maestro. Il sera son assistant pendant quatre années où il parcourt le monde, de concerts en opéras, de la première d’Ofanim au Carnegie Hall de New York jusqu’au dernier opéra du compositeur Cronaca Del Luogo à Salzbourg en 1999.
Luciano Berio lui propose de prendre en charge son centre de recherche musicale Tempo Reale à Florence mais il décline l’offre. Sans doute pour faire mentir l’adage et devenir prophète en son pays. C’est la fin des années 90’. Thierry Coduys rentre en France avec une idée derrière la tête.
La Kitchen
Il fonde la société La Kitchen en 1999 (en hommage à Andy Warhol). C’est un laboratoire de recherche artistique et technologique où, avec une dizaine de collaborateurs, ils développent du logiciel, des interfaces et accompagnent des artistes dans leur désir d’expérimentation. En sort la première interface pour capteurs sans fil, le Kroonde, et toute une panoplie de capteurs. Par exemple, le premier capteur adapté à l’épaule est réalisé en hackant un procédé de déformation de la fibre optique utilisé dans les structures béton de l’industrie nucléaire.
Il collabore avec Giuseppe Di Guigno, rencontré auprès de Luciano Berio et inventeur en son temps de l’A4X (premier ordinateur temps réel dans les années 80’) et David Zicarelli, fondateur de Cycling74 et développeur du célèbre logiciel MAX/Msp.
Thierry rencontre des plasticiens, des chorégraphes, des metteurs en scène de théâtre, des gens qui lui apportent de nouvelles idées, de nouveaux terrains d’expériences à une période où, selon ses termes, la musique contemporaine tourne un peu en rond.
C’est le début de collaborations qui s’avèreront riches et fidèles avec le metteur en scène Jean-François Perret ou le compositeur Pascal Dusapin.
Une période foisonnante
Mais La Kitchen est rattrapée par la réalité économique et cesse son activité en 2007. Redevenu indépendant, Thierry crée Le Hub, structure vouée à de nouvelles expériences artistiques et techniques dans l’art en réseau, la réalité augmentée, la réalité virtuelle, le streaming, …
Outre ses collaborations artistiques, ses travaux de recherche, ses nombreuses conférences, il devient enseignant à l’École Louis Lumière. Il y dirige l’option “Scénographie sonore” pour les étudiants de troisième année auxquels il essaie de transmettre sa conscience technique et sa passion pour l’espace sonore.
IanniX
À la mort de Iannis Xenakis, Thierry Coduys est missionné par le ministère de la Culture pour faire un rapport sur le CEMAMu (Centre d’études de mathématique et automatique musicales) –aujourd’hui le CCMIX – fondé par le compositeur grec. Xenakis, c’est l’inventeur du génial UPIC en 1977. Cette station de composition musicale assistée par ordinateur a été conçue comme une interface entre le geste dessiné et la synthèse sonore. Thierry Coduys admire ce précurseur et s’en inspire pour développer un logiciel d’un genre nouveau, le projet IanniX. Il veut créer un séquenceur qui ne soit plus prisonnier du classique mode de lecture de gauche à droite d’une superposition de pistes. Son intuition est qu’il faut libérer l’espace pour pouvoir l’écrire. Il développe donc un séquenceur très visuel doté d’une fenêtre de programmation graphique. En y combinant des éléments très simples de trois types (des points de son ou triggers, des courbes de modulation et des curseurs), l’utilisateur peut créer une partition d’un genre nouveau dotée d’une grande liberté spatiale et temporelle.
L’autre intuition de départ est qu’il faut ouvrir les champs d’application du logiciel à tous les arts numériques en permettant le contrôle de dispositifs de vidéo, d’éclairage, de réseau Internet, de son, … La partition de IanniX est pensée de façon dynamique, c’est-à-dire qu’elle est contrôlable, modifiable ou influençable en temps réel par réception de flux de données extérieures.
Si l’on ajoute à cela sa conception en open source (la liberté d’utilisation et de modification du logiciel pour les utilisateurs), IanniX reflète parfaitement la philosophie de son inventeur : décloisonner, ouvrir les espaces de créativité pour le plus grand nombre. Il semblerait que cela porte ses fruits puisque le logiciel compte quelques 96 000 utilisateurs de par le monde. Il est aujourd’hui développé par son compère Guillaume Jacquemin rencontré à la période de La Kitchen, co-fondateur du studio de design interactif Buzzing Light.
Thierry Coduys poursuit aujourd’hui sa conquête de l’espace des arts sonores et numériques. Il a laissé de côté ses recherches sur les capteurs, sur la résonance du geste ou l’instrument augmenté. Il se questionne sur la pauvreté des offres des constructeurs en termes d’interfaces de contrôle, toujours insatisfaisantes. Il se dit qu’il y aurait quelque chose à chercher du côté des interfaces haptiques (à retour d’efforts) ou du brain machine interface, contrôle par la pensée.
Actuellement, il se consacre surtout à l’essor des systèmes de diffusion sonore immersifs. Le son immersif est pour lui la nouvelle révolution, un vrai bol d’air des possibles offerts aux artistes et techniciens qui, espère-t-il, sauront s’en saisir.
Il contribue aujourd’hui au développement du processeur de son spatial Holophonix piloté par le constructeur Amadeus.
Qu’est-ce qui aujourd’hui, après toutes ces expériences et ces collaborations, vous inspire, vous motive, vous donne envie de vous mettre au travail ?
Thierry Coduys : Tout ce qui est impossible. Dès que cela devient inconcevable, c’est fascinant. Tout ce qui me paraît impossible est source d’émerveillement. Les gens qui m’apportent ces questionnements sont souvent des plasticiens, des artistes qui viennent des beaux-arts, des arts déco, de la performance, peu du théâtre ou de la danse finalement. Il y a encore pas mal de sentiers à tracer mais nous sommes aujourd’hui dans une période un peu stagnante.
Allons encore plus loin, ouvrons toutes les portes possibles. Si nous ne résolvons pas les problèmes rencontrés ce n’est pas grave. Les générations futures verront que nous y avons réfléchi et s’accrocheront sur cette réflexion pour peut-être résoudre l’équation. Il faut laisser des traces pour les suivants. Je suis de plus en plus rattaché à des choses impossibles. J’échoue quasiment tout le temps, mais ce n’est pas grave.