Sophie Berger, portrait d’une faiseuse de sons

photo de couverture ©Valentin Uta

Formée aux arts du son à l’Ensatt après un cursus universitaire, Sophie Berger fait partie de ces réalisatrices sonore qui font se croiser, toujours avec une extrême sensibilité, différents domaines dans leur pratique. Pour elle c’est le théâtre et la radio. Elle alterne les réalisations de plateaux (au théâtre avec Anne Théron notamment depuis 2016) et les créations de pièces sonores singulières pour lesquelles elle part en “immersion”, souvent longtemps, souvent loin, afin de donner à entendre des territoires méconnus. Elle remonte ainsi la Loire à pied en 2013, embarque sur un porte-conteneurs vers la Chine pour 3 mois en 2015, ou sur un navire ravitailleur vers les iles australes de Kerguelen en 2017, et récemment sur l’Ile de Pâques… Ses pièces sont diffusées en France comme à l’international. Pour silenceplateaux, elle a accepté de se prêter à l’exercice de l’autoportrait, et nous livre donc ici un peu de sa manière de travailler le son…

Que ce soit au théâtre ou à la radio, c’est cette façon d’amener des horizons, des sensations, des histoires, et de mettre en marche l’imaginaire pour créer des images que je recherche avant-tout…

Sophie Berger

Autoportrait en faiseuse de sons

Un moment en suspens que j’aime retrouver à chaque fois, lors de la première d’un spectacle : l’instant, juste avant de commencer, où l’on s’apprête à jouer la partition sonore pour la première fois devant un public… Les mains sur les faders de la console. Changement de page. On vérifie que tout est bien réglé, prêt à démarrer. La conduite est à côté, pour se rassurer, mais on sait déjà qu’on ne la regardera sans doute pas… J’aime ce moment en suspens, où la salle se remplit, et où l’on va se lancer ensemble dans la représentation… Même si tout est calé à l’avance, bien déterminé, il reste que ce qu’on va jouer, sur le plateau comme en régie, va s’inventer là, au fur à mesure, avec les bouts de partition que chacun est censé amener…

Je repasse en mémoire quelques contours récents de ma route sur les plateaux.


Au centre depuis quelques années, au spectacle vivant, il y a ma collaboration avec la metteure en scène Anne Théron. C’est précieux de collaborer au long cours. Il y a une façon de s’entendre sur ce qu’on cherche, sur ce qu’on raconte ensemble… Et je participe dès les prémices du projet à inventer la place qu’aura le son dans la partition globale qu’est le spectacle, à imaginer ce qu’il prendra en charge et comment…

Anne vient du cinéma. Elle ne me l’a jamais caché, et son univers est nourri de cela. Elle est « dingue des voix » comme elle dit. Le micro HF pour les voix des comédiens n’est pas une option. Quand j’ai commencé à travailler avec elle, je n’étais pas forcément adepte de cette « mode » du HF… et puis finalement, j’y ai trouvé beaucoup d’avantages… Tout à coup, au spectacle, j’avais aussi les voix sous la main, elles faisaient partie intégrante de ma palette sonore… Je pouvais les suivre, et l’impression « d’un fossé » entre des voix acoustiques et des sons amplifiés, diffusés, était beaucoup moins criante… Les matières se mixaient mieux. Faire des gros plans devenait possible, avec de la matière sonore produite en live, notamment des souffles, des respirations, qui devenaient alors un matériau comme un autre de la bande-son. Anne Théron aime les HF jusqu’à les faire porter aux danseurs !

Le premier spectacle sur lequel nous nous sommes rencontrées était ce qu’elle appelle un « poème chorégraphique »… Un spectacle court, où deux danseuses (également chorégraphes) exploraient une partition autour du féminin-masculin, sur une scène coupée en deux par un rideau de cheveux de huit mètres de haut sur lequel étaient projetés des morceaux de visages de femmes, en très gros plans. Ce spectacle était une opportunité rêvée pour la rencontre de nos univers. Elle cherchait à enregistrer quatre femmes artistes (Lydie Salvayre -auteure, Elisabeth Pruvost – photographe, Florence Baschet – compositrice et Aurélia Georges – cinéaste). La bande-son naîtrait de là. Il y avait quelque chose de radiophonique dans cette partition. Et mon travail radio (qui est, depuis toujours, l’autre veine que je creuse en son) y a trouvé son écho.
J’ai été présente dès le début des enregistrements et même avant. J’ai veillé à recueillir ces voix plus comme des confidences que comme des interviews. L’acte d’enregistrer quelqu’un n’est jamais neutre et l’on enregistre toujours aussi notre lien à cette personne, notre façon de nous « placer » en même temps que la parole que l’on grave sur la « bande ». La parole recueillie ne nous intéressait pas seulement du point de vue du contenu, c’était d’abord du son, du souffle, du silence, du rythme. J’ai beaucoup travaillé la partition du spectacle dans ce sens. La voix est devenue aussi une matière musicale. Il y a toute une séquence dans la pièce qu’on appelle « Pas pleurer », qui est le titre d’un roman de Lydie Salvayre. Elle nous en avait parlé, et au micro, elle avait martelé ce «pas pleurer ». J’ai composé un refrain dessus à partir de notes de contrebasses et de violons, (des instruments que je souhaitais proches du cri et des cordes vocales) et la percussion était accompagnée de ces « mots » « pas pleurer », répétés en boucle à certains moments.
J’avais aussi pensé à une séquence d’ouverture, où les quatre voix rentrent en polyphonie, comme dans une pièce radio, pour parler d’une même image inaugurale… Je les ai fait imaginer et décrire une image, la même, (une petite fille dans un champ de neige), qui travaillait l’imaginaire d’Anne pour cette pièce. Ramener de la sensation, toujours, avec le son et ici, les voix… Je me rends compte avec le recul qu’il y a plusieurs des spectacles dont j’ai créé la bande-son qui s’ouvrent par une séquence sonore, dans le noir, quelque chose de très radiophonique, qui existe à part entière, et qui apporte quelque chose au récit global du spectacle et qui n’est pas pris en charge d’une autre façon que par le son. Dans le tout dernier spectacle par exemple (Condor, 2020) c’est un moment qui raconte par le son, un souvenir du passé des personnages de la pièce (un frère et une sœur). Un hors-champ inventé, une mémoire, qui vient nourrir les déchirements qui se jouent au plateau dans les retrouvailles de ces deux êtres que la vie a rendu ennemis (opposants politiques sous la dictature militaire au Brésil).

Pour Celles qui me traversent j’ai composé une partition finalement très musicale. J’ai beaucoup créé en amont de la pièce, avec l’univers que la metteure en scène recherchait, mais c’était très intuitif… Un fil sonore qui se dévidait… Et puis Anne a voulu ouvrir la pièce par une voix-off qui lisait un texte racontant un souvenir ou bien un rêve d’enfance. Ce texte était comme une clé de lecture de la pièce, ou plutôt une entrée supplémentaire. Je me souviens avoir tout de suite dit à Anne que je me méfiais de la voix-off au théâtre quand elle est trop frontale. Elle ne se mêle pas toujours bien avec la voix incarnée. On a enregistré plusieurs versions, il fallait tester réellement… Ne pas bannir d’avance, par principe. Et puis j’ai repris ma casquette de preneuse de son, celle que j’ai quand je pars au long cours, recueillir du son… j’ai cherché comment recueillir cette voix sans consigner en même temps le code de la « voix off », trop lue, trop frontale… Au bout de plusieurs essais, j’ai un jour pris des mains la petite feuille de papier avec le texte, et j’ai placé le micro devant Anne. Je le tenais, et je lui ai demandé qu’elle me raconte, à moi, ce souvenir. Ça a duré un moment, je lui ai fait préciser des détails, des couleurs, des sensations. Sa voix était chargée d’émotions et cherchait en même temps qu’elle racontait… Elle approchait réellement le souvenir, encore plus précisément que dans le texte qu’elle avait écrit. Et surtout, sa voix me « racontait » réellement. Le carcan du texte écrit était brisé. La voix retrouvait sa fragilité et ses inflexions en disaient plus longs… les silences étaient de nouveau chargés du récit et de l’émotion. J’ai dit à Anne que ce serait notre « voix off » ou son équivalent. J’ai décidé de le tisser par bribes, éclatées au fil de la pièce, comme un souvenir qui revient par morceaux et se précise au fur et à mesure. C’était notre ligne directrice.

Quand je commence une nouvelle création, j’essaye de veiller vraiment à ne pas plaquer des choses par avance… Avant d’arriver au plateau, je fais « des valises » comme dirait Anne Théron. J’arrive avec des matières sonores et des matières déjà travaillées aussi. Mais aussi, si besoin avec des dispositifs. J’ai besoin d’entendre les voix des acteurs, rapidement, car elles sont la base de l’univers sonore finalement… Ça paraît évident, mais ça ne m’était jamais apparu aussi clairement que cette année, pendant ce confinement 2020. La première semaine de travail du texte avait été annulée du fait de la crise covid et au fur et à mesure que le planning se décalait et que naissait la perspective d’une plongée directement au plateau pour fabriquer entièrement le spectacle…la nécessité d’entendre les acteurs se faisait sentir.. J’avais beau avoir beaucoup préparé le projet, je ne connaissais pas la voix des deux uniques acteurs qui allaient jouer le huis clos de cette pièce et j’ai ressenti que ça bloquait mon imaginaire pour avancer plus sur les matières sonores… J’ai fini par les appeler et leur demander de me dire au téléphone des morceaux de texte…

Le son pour la radio est lié chez moi au son pour le théâtre, mais je sais vraiment que l’on ne rentre pas sur un plateau une ambiance tirée du réel comme on le rentre sur la scène mentale qu’ouvre le haut-parleur de la radio. C’est un fait, le théâtre est un monde de signes, et les ambiances réalistes encombrent beaucoup plus souvent qu’elles ne servent. Une chaise sur le plateau suffit à poser un espace intérieur. Mais parfois, des matières sonores, déréalisées, viennent nourrir des hors-champs.
Il faut veiller à bien sélectionner ces éléments. J’ai vraiment éprouvé cela fortement quand j’ai dû mixer et faire la post-production de films qu’on diffusait au plateau dans le spectacle A la Trace. L’une des comédiennes jouait avec ces films dont les acteurs étaient, fictivement, ses interlocuteurs sur Skype. Mais le parti pris à l’image (qui était projetée sur la surface d’un building de trois étages qui constituait la scénographie), était au-delà d’un plan fixe Skype. Pareil pour le son, on avait fait le choix de faire de vrais courts-métrages, intégrés au spectacle et non des films-Skypes. Je me suis rendue compte que tous les éléments sonores que j’ajoutais au film, qui venaient nourrir et authentifier l’image habituellement au cinéma (les fonds d’air, le vent en extérieur qui confirmait les feuillages en mouvement, les avions qui passent etc.. ) étaient sur-présents au plateau. La comédienne au plateau n’est entourée d’aucun réel autre que l’acoustique de celui-ci. J’ai pris le parti de creuser au maximum la matière sonore, de choisir uniquement certains éléments, et de les déréaliser (via des reverbes ou des équalisations pour les éloigner) , ou de les musicaliser et de m’en servir vraiment dans l’espace de multidiffusion du plateau. Le son du film devenait le son du plateau et créait un univers sonore à mi-chemin entre les deux, suffisamment « non-réaliste » pour laisser de la place à l’échange de théâtre. Par exemple, un avion qui passait dans le champ de l’image nourrissait une nappe de basse à un moment précis du dialogue, et un autre à la fin de la scène sortait du cadre de l’écran pour venir uniquement au son, très fort en intensité, du lointain vers le public, pour à la fois faire une transition, dire le temps qui passe, et prendre en charge une ellipse du récit (la scène suivante se passait de l’autre côté de la terre). Sur ce spectacle, tout l’équilibre sonore reposait sur ce raccord entre cinéma et théâtre. Les voix des films devaient se donner à l’écoute sur le même plan sonore que les HFs en direct etc… La bande-son exploitait aussi le code de la musique de film. La pièce s’ouvrait (dans le texte) par une chanson que j’avais choisi d’enregistrer en version instrumentale piano-violoncelle-batterie. Avec un ami aussi ingénieur du son dans le domaine de la musique, Marc Arrigoni, nous avons enregistré les trois instruments en piste par piste et on avait aussi demandé quelques variations aux musiciens. J’ai décomposé la partition de cette chanson qu’on diffusait au début de la pièce, pour la faire revenir par bribes à plusieurs moments-clés, mais différemment, juste au violoncelle, ou bien, juste la ligne des trilles au piano… Le motif principal revenait sous forme de variation.

Ce que j’aime, c’est quand le son ouvre de l’imaginaire, et nourrit des sensations, pour ouvrir le plateau au plus large…Cela fait appel à notre capacité à nous raconter des histoires avec peu d’éléments, mais aussi directement à notre mémoire personnelle. Notre reconnaissance des sons est liée à notre mémoire, à l’apprentissage que l’on en a fait. Les sons s’associent, comme les odeurs, à des souvenirs incrustés dans nos mémoires. Pour cela, les sons font appels à l’imaginaire de chacun, et en cela, écouter est intime !

Pour chaque spectacle, j’enregistre spécialement des sons propres à l’univers du projet, ou bien je viens piocher dans ma sonothèque personnelle, nourrie par mes voyages. Ce qui m’importe le plus dans la prise de son, plus que de capturer du réel pour l’étiqueter « son de quelque chose », c’est d’arriver à capter des embryons d’histoires. Que le son enregistré « raconte » déjà quelque chose, contienne en lui un horizon, un mouvement, un début d’histoire… qu’il tracte d’emblée l’imaginaire du spectateur. Cela nécessite de l’écoute, de la part du preneur de son. Je fais souvent écouter en atelier la même chose que j’ai enregistré depuis différents endroits, pour donner à ressentir vraiment ce que veut dire pour moi « un son qui raconte ». C’est le son d’une corne de brume sur le cargo qui m’emmenait en Chine. Quand la corne a résonné, il était très tôt le matin, et dans ma cabine, j’ai écouté cette corne venue de loin, dans un demi-sommeil, et immédiatement elle était aussi une promesse d’horizon et d’aventure, et immédiatement j’ai eu la sensation qu’elle devrait ouvrir le récit sonore que j’allais ramener de mon embarquement (la pièce radio CARGO). Mais quand je donne à entendre les premiers sons que je récolte ce matin-là, celui de la corne entendue depuis la passerelle, puis depuis l’aileron extérieur en surplomb du pont, je dois dire que ce que l’on entend n’emmène pas vraiment l’imaginaire… N’offre pas d’horizon tant le son existe au milieu de moteurs (les moteurs des reefers -conteneurs réfrigérés en pontée) et de la ventilation en passerelle. Si cela peut s’oublier lors d’une écoute acoustique, l’oreille ne peut plus en faire abstraction lors d’une écoute d’après bande… C’est là la puissance du filtrage naturel de notre oreille humaine, et les limites du microphone, qui « capte tout »… En tant que preneuse de son, mon travail est alors d’alors me placer de telle sorte que je vais recréer l’écoute filtrée par mon cerveau, l’écoute désirante, l’écoute sublimée que l’on a au naturel… Je m’éloigne alors des bruits de ronflements de moteurs, et je m’approche du mât où sonne la corne, en plage de manoeuvre avant, l’endroit le plus silencieux du navire… Mais le son récolté est alors criard, nasal, presque saturé, il a tout perdu de sa robe de reverb qui le rendait mystérieux et si parlant pour l’imaginaire… La dernière prise que je donne à écouter, et qui est la « bonne », est celle prise avec les micros passés par-dessus bord… La coque métallique du navire offre alors une caisse de résonnance naturelle au son de la corne et je récupère de l’horizon et du mouvement avec le son de l’étrave du bateau, qui fend littéralement la mer… Sur cette prise, j’ai fait un mixage directement à l’enregistrement, « à la longueur de câble »: si je souhaitais rajouter du son de corne, je remontais un peu mes micros vers le bord, et si je souhaitais plus d’eau je redescendais les micros vers la surface de l’eau… Le son recueilli parle de lui-même, comparé aux autres prises… C’est le même son, mais il ne raconte pas la même chose, il offre un pont beaucoup plus puissant vers l’imaginaire, il embraye plus facilement sur de l’image dans le cerveau de celui qui écoute… Il crée le départ, le mouvement, et dessine l’horizon… Que ce soit au théâtre ou à la radio, c’est cette façon d’amener des horizons, des sensations, des histoires, et de mettre en marche l’imaginaire pour créer des images que je recherche avant-tout…

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