Concevoir des outils sur-mesure pour écrire et jouer le son sur scène – Partie 3 : Entretien avec Olivier Sens

Entretien avec Olivier Sens, développeur du logiciel de création et de régie Usine

“En terme artistique il y a trois choses : ce que tu veux faire, ce que tu sais faire et le plus important, ce que tu dois faire. […] Aucun outil ne répond à ce que tu dois faire.”


Depuis l’arrivée de l’informatique au théâtre, les pratiques de création et de régie ont considérablement changé. De nouvelles habitudes de travail se sont mises en place grâce à l’émergence de nouveaux outils et à leur détournement.
Beaucoup de professionnel.le.s font, dès les années 90, le constat que ces outils sont parfois inadaptés aux contraintes de la création pour le théâtre et qu’il faut trop souvent en contourner les limites. Quelques un.e.s choisissent alors de concevoir leur propres logiciels, répondant à leurs questionnements sur leur pratique du son. Pour Silences Plateaux, quatre de ces développeurs indépendants ont accepté de raconter le chemin et les réflexions qui les ont mené à concevoir ces outils de création et de régie singuliers. Dominique Erhet et son Séquenceur d’Histoires, Olivier Sens avec Usine, Michel Zurcher pour RoseB et Francois Weber pour Axoa. 

En posant l’idée que la créativité se développe en dehors des normes ou des standards, ces logiciels questionnent nos usages et nos outils, au moment où de nouveaux standards technologiques font leur apparition (notamment sur la spatialisation). 

Ces quatre entretiens ont été réalisés en vue d’une conférence aux JTSE 2022, que vous pouvez retrou
ver en vidéo sur Silences Plateaux.


Après une riche carrière de contrebassiste, Olivier Sens se tourne peu à peu vers le travail du son sur ordinateur. Ce qui a commencé comme un projet personnel avec l’arrivée dans les années 90 du numérique dans le monde du son devient un environnement complet de création et de régie audiovisuelle, Usine Hollyhock, développé par son entreprise BrainModular.

Cet entretien a été réalisé et retranscrit par Clément Roussillat

Clément : Tu me parlais donc des outils de création

Olivier : Je trouve les comportements des gens assez symptomatiques de leur état d’esprit notamment quand je fais des stages. Quand je dis que je développe Usine et qu’on me demande ce qu’on peut faire avec, je réponds qu’on peut tout faire. Le problème c’est que c’est pas du tout pris en main, on ne propose pas des trucs tout faits à mettre bout à bout, c’est à toi de dire vraiment ce que tu veux faire. Ce n’est pas forcément un cadeau, ça dépend où tu en es dans ta vie et des idées que tu as. Je dis ça par rapport à certains logiciels avec lesquels tu es pris en main sans t’en rendre compte parce que c’est souvent fait de manière relativement habile et où on va te proposer un certain nombre d’outils, que tu vas éventuellement pouvoir vaguement inverser, tu as plusieurs dés avec lesquels tu obtiens des combinaisons différentes mais néanmoins c’est la même chose, ça sonne à peu près de la même façon.

En terme artistique, il y a trois choses : ce que tu veux faire, ce que tu sais faire et le plus important, ce que tu dois faire. Ce que tu veux faire, ce n’est pas important, ce que tu sais faire c’est pas un problème parce que si tu ne sais pas faire quelque chose tu peux apprendre. Mais ce que tu dois faire, artistiquement c’est très important, c’est ce que tu dois faire dans le monde actuel, c’est-à-dire quelle est ton esthétique ? Quelle est l’esthétique qui va être importante demain ? Par exemple, moi j’adore Stockhausen et je sais faire mais est-ce que je vais faire du Stockhausen ? Enfin je sais faire… ça c’est hyper prétentieux tu couperas au montage (rires)… mais tu vois ce que je veux dire, je pourrais savoir faire, j’ai étudié l’écriture, etc.… mais est-ce que c’est ce que je dois faire ? Non, ça n’a pas de sens. Donc le plus important c’est ce troisième point.

Dans la démarche artistique, aucun outil ne répond à ce que tu dois faire. Ils répondent peut-être aux deux premiers points mais pas à ce que tu dois faire.

: Est-ce comme cela que tu as envisagé la création d’Usine ? Tu as eu envie de créer un logiciel qui te permettait de tout faire ou y a-t-il eu un autre moteur ?

: Au départ, c’était de la simple curiosité. J’étais musicien traditionnel, je suis contrebassiste de jazz et j’ai fait mes premiers disques en analogique. Et puis, dans les années 94-95, il y a le numérique qui est arrivé. Quand on a commencé à enregistrer les premiers disques en numérique, je me suis demandé ce que c’était. Il y avait une curiosité, tout le monde parlait du numérique, partout, donc j’ai acheté un ordinateur pour essayer de comprendre comment ça fonctionnait. Même si je faisais de la programmation pure en étant un débutant total, je suis arrivé sur des résultats assez intéressants au bout de quelques mois. J’ai gardé cela dans un coin de ma tête et continué à faire mes prototypes donc d’une certaine façon Usine commence en 94. C’était une époque où il n’y avait pas de logiciel de création tels qu’aujourd’hui. Cubase permettait de faire de la programmation Midi et tout juste un peu de montage.

Un peu plus tard, je suis invité en tant que contrebassiste pour faire un spectacle avec des artistes. L’idée c’était un compositeur de musique électro-acoustique et un instrumentiste. Chaque compositeur avait une heure pour préparer une pièce, on se retrouvait sur scène et l’instrumentiste improvisait sur la pièce. Je vais voir le premier compositeur, je lui demande : « alors tu fais quoi toi ? », « Ben moi j’utilise Max/MSP et puis je mets des GRM Tools ». Bon ok, je vais voir le deuxième il me dit « Alors moi j’utilise Max/MSP et j’utilise des GRM Tools ». Ok… je vais voir le troisième, pareil. Et en fait il y avait six ou sept compositeurs qui utilisaient tous Max/MSP et les GRM Tools, sous Mac entre parenthèses. On parlait tout à l’heure de l’influence des outils sur le résultat sonore, et bien là les compositeurs qui étaient là ont fait des pièces qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

Je fais une parenthèse avec une petite anecdote qui m’est arrivée quand je travaillais avec Michel Portal. J’étais super content de travailler avec lui, donc je travaillais mes gammes deux heures avant chaque concert, en loge. Un jour, Michel Portal arrive dans ma loge et me demande ce que je fais. Quand je lui réponds que je suis en train de travailler, il me dit “on s’en fout hein que tu joues bien ou pas bien, ce qu’il faut c’est que tu ne joues pas comme tout le monde”. Et il avait raison, ce n’est pas important que ce soit “bien” ce que tu fais, ce qui est important c’est qu’on voit ta personnalité. Les artistes dont on se souvient, qui nous font rêver, ce sont ceux qui sont parfaitement originaux dans leur époque.

C : Tu dirais que tu as commencé Usine parce que tu sentais qu’il y avait quelque chose qui manquait en termes d’originalité dans les logiciels ?

O : C’est un cheminement qui a mûri, pas une émergence. Mais quand j’ai vu ces six compositeurs, je me suis dis “Je vais faire quelque chose sans les GRM Tools, faire mon propre Max/Msp et je serai sur PC”.

La partie patch d’Usine HH5

: Tu as pris le revers de tout, mais finalement si tu voulais être original c’est ça qu’il fallait faire.

: D’une certaine façon oui. C’est un peu extrême, pas forcément très malin, mais à cette époque je voulais me singulariser.

: Il y avait effectivement un côté un peu absurde au fait qu’ils utilisent tous Max/MSP et les GRM Tools. Pourquoi effectivement ne pas prendre le contrepied ?

O : Oui, c’est comme cela que ça a émergé. Après, je me suis dis qu’il fallait que je travaille ces outils, je faisais essentiellement des gammes à l’époque. J’ai commencé par faire une formation d’un an de composition de musique électro-acoustique et contemporaine. C’était au CCMX, le Centre Iannis Xenakis, c’était un petit La Muse en Circuit.

: Le lieu n’existe plus ?

O : Non, c’est dommage, ils avaient une autre vision des choses qui était très intéressante.

Il m’est arrivé autre chose à ce moment-là, ou à peu prêt, je ne me souviens plus exactement. C’était une période où je jouais beaucoup, en tant que contrebassiste, avec par exemple Aldo Romano, Louis Sclavis, Michel Portal, Daniel Hubert, une collection invraisemblable pour moi. Je faisais 200 concerts par an, et un soir je suis rentré chez moi et me suis demandé : “ mais c’est quoi le stade d’après ?». Le stade d’après, c’était de jouer avec Keith Jarrett, c’était ça logiquement sauf que j’étais suffisamment bon pour savoir que j’étais pas assez bon pour jouer avec Keith Jarrett. Donc je me suis dit « J’arrête. Je suis arrivé au taquet de ce que je pouvais faire, c’est génial, je suis super content mais maintenant je vais faire autre chose ». Et je suis parti faire autre chose. C’était plutôt cool parce que, le temps qu’on s’aperçoive que j’étais plus trop dans le jazz il s’est écoulé 3 ou 4 ans, j’ai eu du boulot, de moins en moins et puis j’ai pu faire une transition tranquille et après partir à droite à gauche à ne faire que de la musique électronique.

Mais revenons à l’outil. Comme je te le disais, moi je suis parti d’essayer avant tout de faire tout ce que les autres logiciels ne faisaient pas. Au départ Usine c’était ça. C’était une espèce de boîte à la con. Peut-être que je pourrais te retrouver la première version. Je ne sais même pas si elle marcherait encore. C’était une espèce de boîte. Il n’y avait même pas de connexion. Tu enchaînais des trucs, mais ça ne faisait que ce que les autres ne faisaient pas. Toujours dans cet état d’esprit, bien ou pas bien ce n’est pas vraiment le problème. De toute façon il n’y a personne qui fait ce que je fais. Il n’y a pas de point de comparaison donc c’est forcément bien (rires).

: C’est forcément le mieux en tout cas

: Pour moi c’est important. J’ai vraiment développé Usine dans cet esprit-là. Pour, au bout d’un moment, me rendre compte qu’il fallait quand même intégrer des choses un peu basiques de son pour pouvoir faire des choses standards de temps en temps. Ensuite, un dernier événement dans la genèse de cet outil là, ça a été une invitation à l’IRCAM en 2007 à faire une présentation de ce qui ressemblait donc à Usine. Il y avait genre une demi-heure de concert puis une demi-heure de présentation. Écran géant, salle pleine, je fais une présentation, je montre Usine. Et je montre ce que j’ai utilisé pour le concert et la façon dont c’est fait. Tout se passe bien et puis en fait en descendant de scène je me fais harceler par 350 personnes qui me disent « nan mais moi ton logiciel je le veux ». Sauf que ce logiciel je l’avais fait pour moi donc il marchait chez moi, avec ma carte son, tu changeais de carte son ça ne marchait plus. J’avais fait un logiciel totalement fermé pour mon utilisation. Je me suis dit qu’il faudrait quand même que je le mette en téléchargement gratuit. J’ai alors commencé à avoir une autre approche, c’est-à-dire à fabriquer un logiciel qui pouvait être utilisable pour les autres, ce qui est le début des emmerdes quand même (rires), à développer Usine de manière un petit peu plus sérieuse, à le mettre en téléchargement sur un site, l’aventure à commencé comme ça. Petit à petit on a eu des licences avec une politique tarifaire, on a continué le développement. On a eu cinq versions d’Usine et on est à la cinquième version d’HH (ndt HollyHock) donc il y a eu dix versions d’Usine.

Un workspace d’Usine HH5

: Et alors pourquoi c’est les emmerdes ? (rires)

: Sur un logiciel comme ça, si tu veux, ce qu’on a du mal à comprendre c’est que les bugs sont toujours extrêmement circonstanciés. Un bug ça arrive parce que tu as fait ça, ça et ça avant, et dans cet ordre, et du coup ça fait ça. Les bugs que tu reçois sont liés à la façon dont les gens utilisent le logiciel et qui est forcément extrêmement différente de la tienne. Chacun a une façon différente d’utiliser le logiciel et a donc des bugs différents.

: Pour parler du logiciel lui-même, au départ quand tu l’as fait pour toi, comment est-ce que tu as pensée l’interface ?

: Pour moi c’était abscons. Récemment j’ai rouvert Usine 5 et j’étais incapable de m’en servir. J’avais complètement oublié comment ça marchait. C’est extraordinaire.

: Alors que c’est toi qui l’avait pensé ?

: C’est moi qui l’avait pensé. Mais les choses évoluent, tu ne trouves pas les trucs du premier coup, ce serait trop facile, t’as pas les idées. Et puis surtout, ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’Usine c’est la synthèse des bonnes idées des autres.

: Je voulais justement te demander, tu as discuté avec d’autres gens pour penser cette interface ?

: Moi je ne fais que discuter avec des gens, mon vrai boulot c’est de discuter avec des gens, de les écouter, d’écouter leurs problématiques, comprendre pourquoi le logiciel n’est pas adapté à telle ou telle situation et d’essayer de trouver une solution, voilà c’est ça mon vrai boulot. Alors l’avantage c’est que lorsque quelqu’un me parle d’un problème qu’il a eu sur scène, je comprends parce que ça a été mon métier pendant trente cinq ans, je sais de quoi il parle. Mais le problème c’est que je ne peux pas trouver une solution comme ça en disant « bah je vais te rajouter un bouton pour faire exactement ce que tu veux ». Je vais essayer de trouver une solution qui puisse englober l’ensemble des suggestions sur le sujet parce qu’encore une fois, toi tu as des besoins, tu as une réflexion, tu as une façon de penser qui fait que tu as besoin de ça mais tout le monde ne pense pas comme toi. Alors évidemment chacun est persuadé qu’il a la meilleure façon de penser, hein ce qui est logique. Moi mon job c’est d’abord de lui dire qu’il a effectivement une meilleure façon de penser sinon il est pas content (rires) mais aussi de synthétiser par rapport à tous les autres qui ont la meilleure façon de penser également, mais qui n’est pas la même (rires). Ça c’est la partie intéressante justement, c’est la partie métier du truc. Parce que la partie développement, faire du code, il y a un côté un peu ludique mais c’est pas non plus délirant. Tu as des rapports très intéressants, tu comprends plein de choses et tu découvres aussi des façons de penser complètement différentes qui peuvent éventuellement te nourrir en tant qu’artiste. Même si ma carrière artistique maintenant je la mets un peu en veille, ça a été extrêmement bénéfique pour moi.

: Et l’interface aujourd’hui, tu la maîtrises ?

: Alors… sur l’échelle de la maîtrise, je suis pas mal. Je dois être à 9 sur 10. Mais il y a des gens qui sont meilleurs que moi sur Usine, qui connaissent mieux les modules. Il y a 800 modules sur HH6 (ndt version à venir), ça commence à faire, il est bien évident que je ne les connais pas tous donc moi je regarde la doc mais il y en a qui font ça toute la journée, qui patchent. Moi je passe une partie de mon temps de l’autre côté du miroir, à programmer donc je ne suis pas dans l’utilisation d’Usine. Sylvain Thevenard il a développé ça (ndt Olivier montre l’interface du logiciel de spatialisation sur lequel BrainModular travaille), il l’a fait avec Usine c’est un killer. Il est objectivement meilleur que moi sur Usine. Et il y en a d’autres des comme ça, des gens qui ont des états d’esprit extrêmement tordus aussi, qui détournent les modules et leur font faire d’autres choses auxquelles je n’avais pas pensé. C’est assez passionnant de voir ça et c’est même assez intéressant de se dire que le logiciel me dépasse. Moi ça me va en tout cas très bien de me dire qu’il y a des gens plus forts que moi. Je suis même plutôt fier de ça. J’ai lancé un truc, c’est parti, je ne maîtrise plus rien. Ouais c’est chouette de faire ça.

Mais pour en revenir à la question d’origine, parce qu’on peut revenir un peu sur l’influence des outils de création, Usine est un problème en soi parce que justement tu peux faire à peu près tout. C’est vu à la fois comme un formidable outil de création par pas mal de gens et aussi comme un truc totalement inutilisable par pas mal de gens aussi. Donc déjà en ce sens-là, t’as quand même un gros gap entre les différents outils qu’on va te proposer. Et en termes de création les résultats seront complètement différents. Après ce qui est un peu dommage je trouve, c’est que le marketing ait vraiment rattrapé tout ça. On parle de vente logiciel. Le succès d’un logiciel c’est le nombre de ventes, donc il faut absolument que ça corresponde à une cible. Sur les sites de vente de matériel musical, si tu veux acheter une carte son, 90% des cartes son sont des cartes son pour amateur en fait, les contrôleurs c’est pareil, c’est tous les mêmes et tu retrouves ça dans les logiciels, je trouve.

: Pour quelqu’un qui débarque dans le son, s’il commence par Usine, est-ce que tu penses qu’il va avoir une orientation, une façon particulière d’aborder les choses ou est-ce que c’est suffisamment ouvert pour qu’il puisse partir dans n’importe quelle direction si c’est ça qui lui chante ?

: Pour quelqu’un qui serait débutant en son, en création, en tout, c’est pas évident quand même.

: Il commencerait peut-être pas par Usine je te l’accorde c’est assez théorique

: Le problème d’Usine c’est que ça fait quand même appel à un certain nombre de concepts. Si tu veux faire de la vidéo, il faut savoir ce que c’est qu’une frame mais il faut aussi savoir ce que c’est un fichier VI, est-ce que tu peux tout faire avec ou pas, des concepts comme ça qui sont très loin de ta problématique. Moi je ne sais pas comment me positionner par rapport à ça pour être franc. Souvent, je fais des stages, j’enseigne donc je suis confronté à des gens qui n’y connaissent rien. Mon expérience c’est que peu importe ton niveau de connaissances, l’ouverture d’esprit est quand même plus importante que le reste. C’est-à-dire ta curiosité, le fait d’être souple, de ne pas te braquer sur certaines choses. De temps en temps il faut peut-être réfléchir un petit peu avec des outils mathématiques du genre multiplications, additions. Il ne faut pas que tu commences par te dire « non moi les maths je ne peux pas ». Si tu réussis à passer ça, Usine te posera aucun problème et au contraire tu vas pouvoir faire des choses assez amusantes. Il y a des gens qui ont des progressions spectaculaires et puis d’autres qui au bout de deux semaines n’ont toujours pas compris les fondamentaux de l’organisation du logiciel, la séparation du hardware de ton projet artistique comme je t’expliquais tout à l’heure. J’avoue que c’est assez mystérieux pour moi mais je pense que ce n’est pas lié à une connaissance uniquement. C’est lié avant tout à une forme d’ouverture et de curiosité, à ne pas avoir d’a priori. Après c’est aussi quelle est ton attitude par rapport à la difficulté. Et ça c’est vraiment important parce que le monde est quand même clairement divisé en deux à ce niveau-là. Il y a ceux qui vont dire que c’est trop compliqué dès la première difficulté. Et puis il y a ceux qui vont dire « bon après tout je ne suis pas plus con qu’un autre, je devrais pouvoir y arriver. Alors je vais mettre une semaine, deux semaines… ». Et si tu as ce deuxième état d’esprit, Usine ne te pose aucun problème. En formation, j’ai les deux alors c’est vrai que quand t’as le premier cas de figure ben c’est compliqué et puis c’est dommage mais tu sais que ça va être compliqué.

: La personne joue contre elle.

: Oui c’est ça. Mais quelquefois les gens peuvent aussi se révéler, évoluer, changer. J’ai déjà eu quelques stagiaires qui sont un peu sur le modèle que je qualifierais de compliqué, comme tu dis, qui jouent contre eux. Moi je ne change pas d’attitude, je fais le maximum pour que ça se passe bien évidemment. J’enseigne aussi au conservatoire et concernant la pédagogie, je reprends les phrases d’un ami qui s’appelle Enzo Cormann qui était prof d’écriture dramaturgique à l’ENSATT, quelqu’un que j’adore et qui est extrêmement brillant. Il disait : « moi je ne suis pas là pour élever les élèves”, “Je ne suis pas là pour t’élever, c’est toi qui va t’élever toi-même, je ne vais pas le faire pour toi ». J’applique un peu ce type de pédagogie c’est-à-dire que je réponds à toutes les questions, je mets sur la voie, je donne des idées, un petit bout de fil pour tirer la pelote quand même parce que sinon… « ouais il en fout pas une le prof » (rires)… c’est toujours un petit peu compliqué au début et en à la fin dans 80% des cas ça marche très bien. Tu me vois une heure par semaine quand je suis au conservatoire et après tu es 200 heures chez toi tout seul. C’est pas moi qui vais t’apprendre, c’est toi qui va t’apprendre et moi éventuellement je t’aide à te mettre sur la voie, je te débloque des situations un peu compliquées, je donne des pistes mais c’est pas à moi de choisir les pistes à ta place. Ce type de pédagogie, je l’associe beaucoup à une chose que me disait Dave Holland, mon prof de contrebasse. Il me disait toujours « Oliver ! Olivier ! The first thing is to imitate » J’ai trouvé ça vraiment intéressant, tu écoutes un truc, tu fais pareil. Donc je dis aux élèves : « tu ne sais pas quoi faire ? » « Écoutes un truc et fais pareil ». T’essayes de faire plus ou moins, avec les moyens que tu as et moi je t’aide. Si tu ne sais pas faire un truc, tu me demandes mais c’est toi qui me demande, ce n’est pas moi qui vais t’expliquer comment on fait et puis tu choisis ce que tu veux, si t’as envie de faire une instru de Beyoncé, ça ne me pose aucun souci. Ça pour moi c’est vraiment très important en terme d’approche pédagogique, d’être en position d’apporter des réponses aux questions que les élèves se posent.

Ensuite se pose la question du jugement qui n’est jamais très facile. J’essaye de ne pas poser de jugement personnel mais d’avoir une discussion collective avec tous les élèves, qu’une situation soit l’objet d’un débat artistique ou technique. C’est assez important pour moi de raisonner comme ça. Je ne me positionne pas en tant que sachant. Chaque situation est l’occasion d’un dialogue, d’un échange, d’une réflexion. Parce que tu ne peux pas avoir une prise de position en art qui soit : « ça c’est bien / ça c’est pas bien ». Il n’y a pas d’absolu. Quand je fais écouter un disque, les élèves me disent « ah bah ça j’aime bien » « ah ça j’aime pas » alors comme j’ai la chance d’avoir des élèves un peu avancés je leur dis : « c’est pas un critère, toi tu es un professionnel ». Moi il y a des trucs que j’adore qui sont des trucs à la con, tu vois ce que je veux dire ? Donc c’est pas un critère, tu peux pas dire en tant que professionnel « j’aime, j’aime pas ». Tu peux chercher justement des critères d’évaluation pour savoir si c’est bien ou si c’est pas bien. En tant que professionnel tu peux très bien dire « j’ai détesté ce concert mais c’est absolument génial », ton critère personnel d’appréciation n’entre pas en ligne de compte. Avec les élèves c’est vraiment important d’être dans cette démarche-là. On va définir un certain nombre de critères, pas de jugement mais des critères d’évaluation, la qualité sonore, l’originalité, etc. Parce qu’en musique électro c’est pas évident. C’est quoi un truc qui est bien ? Pourquoi Carl Craig, ça marche et une daube d’Ibiza c’est plat ? Pourtant c’est le même tempo, c’est la même grosse caisse sur tous les temps. Tu vois, ce n’est pas évident. En tout cas, il y a une vraie réflexion pédagogique à ce niveau-là qui est quand même essentielle.

Alors après concrètement dans les stages, pour terminer ce chapitre-là, je fais une demi-journée de présentation d’Usine, histoire qu’ils sachent ouvrir un fichier, les trucs basiques. Et après je propose trois projets, par exemple travailler sur la spatialisation, travailler sur la lumière, travailler sur les interactions avec des capteurs, travailler avec je-sais-pas-quoi et vous choisissez. Et vous aurez dans la semaine deux des trois projets à faire. Vous choisissez, vous le faites en autonomie et moi je passe d’un atelier à l’autre. Parce que le problème d’un logiciel comme Usine c’est que c’est objectivement ultra vaste donc je pourrais passer une semaine au tableau à expliquer et si ça ne correspond pas à ce que tu veux faire ça rentre par là et ça ressort par là, ce serait complètement débile.

L’outil de conduite d’Usine HH5, La Grid

C : Comment as-tu pensé la Grid ?

O : La Grid est pensée comme une grille de spectacle vivant, c’est-à-dire une grille à temps variable. Tu sais par exemple qu’un comédien rentre sur scène, fait un monologue avec une espèce de bruit de fond, tu sais que ça va durer deux minutes mais c’est pas 120 secondes, ça peut être 110, ça peut être 130, tu fais comment quand t’as une conduite ? Tu l’as dans l’os. Donc à partir de ce moment-là, Usine répond à ce temps variable, mais aussi au temps variable dans le temps variable.  Tu as besoin de gérer des choses avec un temps variable mais une fois que tu as un top, t’as plusieurs cas de figure. Soit tu passes vraiment à autre chose, soit tu dois terminer ce que tu es en train de faire et passer à autre chose. C’est un concept qui est directement implémenté très clairement dans la Grid.

Des fois tu dois aussi lancer des choses autonomes sur un plateau, des évènements qui s’arrêteront tout seul au bout de 10 minutes quoiqu’il se passe sur le plateau, y compris si les comédiens speedent un peu. S’ils terminent avant, ce truc continue parce que tu l’as lancé, qu’il est autonome et qu’il doit terminer parce que c’est par exemple un film avec un début, une fin et puis un effet lumière. Si le comédien est en avance ou en retard, tu ne ralentis pas le film pour t’adapter au comédien ou tu n’accélères pas s’il a speedé. Tu termines le film, c’est un truc indépendant. Dans Usine, tu as la possibilité d’avoir des grilles dans la grille. Une grille peut contenir une grille pour avoir cette forme d’autonomie et lancer des processus qui se termineront d’eux-mêmes.

Je pense que la grille c’est vraiment le truc redoutable. On a pensé ça avec l’expérience, avec justement les retours des gens qui t’expliquent « c’est bien ta grille mais je peux pas faire ça ».

C : Le développement d’Usine, si c’était à refaire, tu referais ?

O : Ah ouais ! Ouais, ouais ! Ouais c’est sympa et puis maintenant j’ai un peu changé de vie…

C : Est-ce que tu fais encore de la création sonore, de la musique ?

O : Non… Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai fait le tour de la question parce que c’est prétentieux, mais il y a un peu de ça. Disons qu’à un moment donné, je suis arrivé à un stade où tu peux très rapidement devenir touche-à-tout et bon à rien, tu vois ce que je veux dire ? Donc maintenant je me concentre sur un truc. Et puis c’est très bien, je suis pas du tout complexé, j’ai fait des milliers de trucs dans ma vie, tout va bien. J’aurais aimé joué avec Keith Jarret mais bon… concrètement… ça va être compliqué (rires). Ce qui est sûr c’est que j’ai besoin d’aller de l’avant, c’est ma démarche personnelle, j’ai du mal à me contenter d’une situation confortable.


Informations et téléchargement d’Usine sur le site de BrainModular

www.brainmodular.com

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