Concevoir des outils sur-mesure pour écrire et jouer le son sur scène – Partie 4 : Entretien avec Dominique Ehret

Entretien avec Dominique Ehret, artisan développeur de logiciel de régie

Pour moi Histories c’est un utilitaire. C’est fait pour simplifier la vie du régisseur. C’est juste pour qu’on puisse servir le spectacle le plus facilement possible, qu’on puisse se faire remplacer comme on veut, qu’on ne mette jamais un spectacle en danger…”


Depuis l’arrivée de l’informatique au théâtre, les pratiques de création et de régie ont considérablement changé. De nouvelles habitudes de travail se sont mises en place grâce à l’émergence de nouveaux outils et à leur détournement.
Beaucoup de professionnel.le.s font, dès les années 90, le constat que ces outils sont parfois inadaptés aux contraintes de la création pour le théâtre et qu’il faut trop souvent en contourner les limites. Quelques uns choisissent alors de concevoir leur propres logiciels, répondant à leurs questionnements sur leur pratique du son. Pour Silences Plateaux, quatre de ces développeurs indépendants ont accepté de raconter le chemin et les réflexions qui les ont mené à concevoir ces outils de création et de régie singuliers. Dominique Ehret et son Séquenceur d’Histoires, Olivier Sens avec Usine, Michel Zurcher pour RoseB et Francois Weber pour Axoa. 

En posant l’idée que la créativité se développe en dehors des normes ou des standards, ces logiciels questionnent nos usages et nos outils, au moment où de nouveaux standards technologiques font leur apparition (notamment sur la spatialisation). 

Ces quatre entretiens ont été réalisés en vue d’une conférence aux JTSE 2022, que vous pourrez retrou
ver prochainement en vidéo sur Silences Plateaux.


Dominique Ehret est régisseur son au théâtre de l’Odéon depuis de nombreuses années. Il a accompagné plusieurs metteurs en scène directeurs de l’Odéon dans leur création sonore, et il a rencontré et accompagné un grand nombre de créateur.ice.s sonores. Il développe Séquenceur d’Histoire dans le cadre de son activité à l’Odéon.

Cet entretien a été retranscrit par Margaux Robin

Margaux : Comment est venue l’idée de créer ton propre logiciel ?

J’en suis venu à le faire car un jour j’ai vécu un enfer en répétitions. J’étais sur une création avec un texte en cours d’écriture. À l’époque la console son de l’Odéon était une console française, une ATEIS. C’étaient les premières consoles à mémoires, le traitement du son était analogique. Elles avaient des mémoires de scène mais les faders n’étaient pas motorisés, quand il fallait rattraper le niveau, tu montais la tirette et il y avait deux voyants qui s’allumaient avec une petite flèche pour que tu montes, une autre pour que tu descendes et quand tu étais au bon niveau les deux flèches s’éteignait.

On avait cette console ATEIS, des mémoires de scène et on utilisait des machines d’AKAI, des DD1000, les premiers direct-to-disc. Le support était des disques magnétos optiques. Par face on pouvait mettre 30 min, il fallait retourner la cassette disque au bout d’un moment. Sur ce spectacle-là, le metteur en scène passait son temps à inverser l’ordre des scènes.

Nous, à l’époque on utilisait déjà Max pour les déclenchements de sons parce que l’on pensait que ça serait plus facile. C’était déjà une grosse galère parce les ATEIS ne prenait les program change que de 1 à 128 alors qu’on démarrait les DD1000 avec des Note On de 1 à 127. Donc je me retrouvais en répétition à 2h du matin, crevé, obligé de faire correspondre les notes-on et les program-change et je me vautrais toujours ! Tu te dis : « je rajoute 1 ou je soustrais 1 ? ».

On avait un séquenceur pas à pas, on envoyait les notes-on et les program-change, ça faisait démarrer nos machines, puis on recalait la mémoire de scène sur la console.

Le seul souci quand tu dois insérer un effet, un son, dans la conduite, tu es obligé de te demander tout le temps « Qu’est-ce que j’ai dans la mémoire de scène avant, qu’est-ce que j’ai dans la mémoire de scène après ? » et surtout sur les consoles à l’époque il n’y avait pas de «rec safe », c’était très compliqué. Et comme l’ordre des scènes changeait tout le temps avec nos magnétos optiques, on n’était jamais sur la bonne face, et je passais mon temps à copier les fichiers d’un disque magnéto-optique à l’autre. Et ça a été un enfer, enfin moi j’ai vécu un enfer. Je ne faisais plus que de la copie de fichiers pour essayer de remettre la conduite dans le bon ordre, au bout d’un moment tu ne fais plus de son… On a fini par y arriver mais ça été un cauchemar.

Donc on a imaginé un truc et c’était à cette époque-là, 3 ou 4 mois après ce spectacle qu’il y a eu la sortie de l’extension MSP de Max. Max au départ ça faisait que du MIDI, il n’y avait pas de traitement de signal. Et quand j’ai vu arriver ça, je me suis dit ce qui serait génial ce serait de faire une sorte de pot commun, de mettre tous les sons dedans et d’associer à chaque son les réglages de la tranche d’entrée de la console qui accueillera le son, auquel cas le metteur en scène il peut mettre le vrac dans la conduite, on s’en fiche, on a juste à déplacer les sons, et en même temps qu’on déplace les sons on déplace les réglages de la console. Et on a fait ça, c’était en 1998 avec Max MSP.

M : Et c’était donc révolutionnaire ?

D : Oui ! En 98 ou 99, André Serré est venu faire une création à l’Odéon et quand il a vu ce truc il a halluciné. Et il a dit « mais moi je l’achète ! ». Et donc il s’est arrangé avec mon administrateur. Il s’en ait vendu une trentaine, ça se vendait à plus de 10 000 Francs à l’époque !

M : Et toi tu récupérais des droits là-dessus ?

D : Moi j’ai récupéré des droits mais pas beaucoup. Je touchais 40% du résultat brut. Mais c’est vrai que pendant 3, 4 ans c’était plutôt pas mal, je touchais de l’argent.

M : Pourquoi c’est devenu gratuit, Histoires ?

D : C’est devenu gratuit parce que c’est compliqué de le vendre et ce n’est pas vraiment le coeur de métier de l’Odéon. Les démarches pour un logiciel payant dans le Mac Store ne sont pas évidentes, en particulier tout ce qui concerne les déclarations fiscales !

Il réfléchit

A cette époque-là on faisait des présentations à Avignon. Tu fais une petite démo comme ça, tu déplaces les sons dans la console, ça ne plante pas, et les gens trouvaient ça absolument génial. Puis après ils me disaient “Est-ce que tu peux faire ça ?” et je finissais toujours par dire non.  « Non, tu ne peux pas faire ça, ni ça… » et ils repartaient déçu. C’était quand même assez compliqué de vendre (je ne parle pas de commerce là) un logiciel qui permet d’automatiser les régies. Il y a toujours un truc qui revenait : « C’est mieux à la main… ». Mais on n’automatise pas tout. Ça monte les tirettes, tu as toujours la main dessus. Il y a toujours des discours où on te dit « Oui mais c’est un truc sensible »… Mais moi j’ai fait des régies à l’ancienne : quand je lisais ma conduite et qu’il y avait marqué « Mettre à -20dB, entrée 5 et 6 et envoyer ça sur le bus 5 et 8, panoramique à tant et tant, appuyer sur le bouton qui lance le magnéto à bande… », en fait il n’y a rien de sensible là-dedans ! Tu appuies sur un bouton et ça part. Il n’y a pas d’expression artistique, c’est pas comme faire un fade à la main,. Moi j’avais ces conduites : « La cloche à -20dB… » en fait c’est du presse bouton. C’est pas du mixage… ! Il y avait beaucoup de résistance au début. Plus tard on m’a souvent dit « Pourquoi tu as besoin d’une console ? ».Je répondais parce que je trouve que c’est la meilleure interface utilisateur ! C’est aussi bête que ça. C’est juste mon avis mais mixer à la souris, pfff, ça se discute. Je me souviens de spectacles qu’on a accueilli où les gens arrivent avec un Ableton Live et le petit contrôleur Korg avec le fader qui fait 4 cm…

M : Tu as imaginé Histoires autour de la console. Pour faciliter l’utilisation de la console ?

D : Non, pour faciliter la vie du régisseur.

M : Et donc par exemple tes Fade In et out, tu les fait toi à la main ou tu les automatises ?

D : Ça dépend, là par exemple (sur le spectacle qui se joue en ce moment), sur le passage de l’Acte 1 à l’Acte 2 on amorce le son avec le logiciel, et après on monte à la main, parce que c’est plus simple, je ne vais programmer un truc alors que c’est plus simple à la main.

M : C’est fait pour être toujours en écoute sensible par rapport à ce qui se passe au plateau ? 

D : Oui. Mais par exemple ouvrir, fermer les micros, on automatise. On rattrape les niveaux, toujours. On a la main dessus évidement, mais on ne rattrape pas beaucoup, 3dB, 4dB. 

Je ne suis pas persuadée de détenir la vérité. C’est plus facile de faire comme ça, et ici (à l’Odéon) on fait comme ça. Pour tout ce qui est des HF, ça ne pose pas de problème, on gère ça assez facilement. Faire une régie avec 100, 200 ouvertures de micros ce n’est pas un problème. Il y a un autre avantage à utiliser ce genre de système c’est qu’on passe les régies très facilement. 

M : Est-ce que tu pourrais me détailler un peu plus comment tu as imaginé la page principale de ton logiciel ?

D : Comment je l’ai imaginé ? Je suis restée à une conception assez classique de la régie telle que je l’ai apprise quand j’étais au TNS de 87 à 90 – j’étais élève là-bas. Une console avec 3 ou 4 magnétos, c’est imaginé comme ça… (il montre le logiciel) On a le browser principal où il y a 8 colonnes « évènements » (mais on peut en faire plus en rusant), c’est imaginé comme si tu avais 8 magnétos à bandes. Au départ c’est comme ça.

M : Au tout départ quand tu étais en train de coder est-ce que tu demandais à des régisseurs qui venaient à l’Odéon ce qu’ils en pensaient…?

D : Pas tant que ça, non. Il y a des trucs dont les gens me parlaient et quand je trouvais l’idée bonne, je l’intégrais. La philosophie du logiciel n’a pas changé. Moi ce que j’ai rajouté après c’est ce que me permettaient les API (interface de programmation) Apple, le menu contextuel, les trucs comme ça. Mais c’est lié à ce que fait Apple, je ne pars jamais de rien.

M : Et dans la façon d’imaginer le son et l’envoie du son, il n’y a rien qui a changé ?

D : Si, à un moment on s’est piqué de spatialisation. Au départ ça sortait en stéréo seulement, puis effectivement après, comme j’étais souvent fourré à l’IRCAM, il y a l’histoire du SPAT et des choses comme ça qui se sont ajoutées. 

Je n’avais pas forcément besoin d’intégrer ces modules de spatialisation mais j’avais envie de le faire. Ça m’intéressait mais le problème de la spécialisation c’est que c’est un peu lourd à mettre en œuvre. En période de création ça peut être compliqué… Les metteurs en scène ne sont pas forcément patients et c’est bien normal. 

M : Comment tu faisais pour spatialiser en créa si tu n’utilises pas ça ? 

D : Et bien on spatialisait très peu en création, malheureusement. Je l’ai fait ponctuellement. Si tu veux, on faisait de la spatialisation à l’ancienne, comme on a toujours fait, c’est-à-dire qu’on envoie un son au lointain en fonction des enceintes qu’on avait. Ça fait longtemps qu’on fait ça au théâtre, ce n’est pas nouveau.

Le module de spatialisation dans Histoires, etait dans les dernières versions construite avec Max du logiciel. Mais personne ne l’utilisait « C’est compliqué à mettre en œuvre, il faut y passer des heures… » C’est vrai, ça prend du temps. On a un vrai problème d’interface machine pour déployer ça. Et je pense aussi que le problème de la spatialisation, c’est qu’il faut déjà une écriture ! Si tu veux faire du surround comme on peut en trouver dans les blockbusters au cinéma, ça n’a pas tellement d’intérêt.

Il réfléchit

Mon logiciel le seul avantage qu’il a par rapport aux autres c’est qu’il permet de contrôler certains paramètres de la console. Sinon, Live gère mieux. On peut pas rajouter de plugin ! Il y a des tas de trucs que Qlab et Live font bien mieux, ça dépend du spectacle. Il y en a où c’est mieux avec Live, d’autres où c’est plus facile avec QLab… Pour moi Histoires c’est un utilitaire. C’est fait pour simplifier la vie du régisseur, ça ne sert qu’à ça. Il n’y a pas d’enjeux artistiques derrière. Ce n’est pas un plug-in, je n’essaye pas de faire un joli son C’est juste pour qu’on puisse servir le spectacle le plus facilement, le plus fidèlement possible, qu’on puisse se faire remplacer, qu’on ne mette jamais un spectacle en danger …

M : On peut éditer sur Histoires ? Comment ça se passe en création à l’Odéon ?

D : Avec Histoires les possibilités d’édition sont réduites à l’essentiel: début, fin, boucle, fade-in, fade-out.

Actuellement, les metteurs en scène viennent souvent avec leur créateur son et nous on fait plus que de la régie

Surtout, il y a un truc, les créateurs veulent faire du HF. Stéphane Braunschweig, ça fait 7 ans qu’il est là, sur 7 créations il n’y en a eu qu’une sans HF. Histoires est intéressant pour ça.

Je me souviens d’un spectacle qui est venu il y a quelques années à l’Odéon. Le spectacle a été créé à Toulouse, on m’y avait envoyé parce que la régie était énorme. Le régisseur son disait qu’il lui avait fallu 3 semaines pendant la période de répétition pour déployer la régie. Il devait y avoir une passation de régie pour l’exploitation du spectacle à l’Odéon, la direction technique m’a envoyé à Toulouse pour préparer l ‘arrivée du spectacle.

Tous les sons étaient sur Live, il y avait un controller Korg avec des faders de 4 cm et je me suis dit qu’on n’allait pas s’en sortir comme ça donc j’ai donc interfacé une console Yamaha DM 1000 pour éviter le Korg. Je voulais que la position des faders motorisés de la DM 1000 reflète la position des tirettes de niveau de Live pour que ça ressemble à un vrai outil de mixage.

On a utilisé Histoires et Live. J’envoyais des note-on pour déclencher les sons dans Live, et Histoires pour gérer les micros. Au final on a utilisé le meilleur des deux mondes

Ca été une intense semaine de travail de programmation, mais quand le spectacle est arrivé à l’Odéon, on a répété, 3 jours après, on avait la régie. C’était plutôt pas mal !

A l’Odéon on a une expertise sur plein de choses comme ça. En ce moment il y a le spectacle de Tiago Rodrigues et à la création, en lumière, ils utilisaient un jeu de lumière qui intègre l’OSC. Un petit patch Max permet de faire moduler un master de la console lumière (donc des projecteurs) en fonction des sons du spectacle. L’équipe du spectacle m’a demandé de bricoler un truc pour que ça fonctionne avec notre jeu qui n’intègre pas du tout l’OSC. J’ai fait un patch Max pour remplacer l’OSC  par de l’ARTNET, on a essayé et ça a marché. C’est des trucs qu’on maitrise assez bien, la communication entre les machines.

M : Enfin, dernière question, comment est-ce qu’on fait pour se former à Histoires

D : Il y a de la documentation dans le logiciel. On va faire des tutoriaux en vidéo. Une fois qu’on a compris la philosophie c’est facile.

Espace membres

Connectez-vous ou inscrivez-vous pour accéder aux forums de silencesplateaux.fr [bbp-register]